Sur Philippe Desloubières, Maïté Bouyssy, 2010

Parler d’un ami dont on connaît le travail est toujours délicat. La familiarité avec les œuvres rend muet. Une impression d’évidence parasite le regard et c’est particulièrement le cas pour le travail que Philippe Desloubières présente sous la dénomination de Germinations et de Entre nous. Ces oeuvres sont en effet “ classiques ”, elles ont la tranquille assurance de formes sereines qui en deviennent identifiables, telle une marque, une signature que vous reconnaissez. Mates ou irisées, prêtes à briller de toutes les couleurs de l‘acier, la fonte, l‘aluminium et de tous les métaux que l‘on peut aussi repeindre pour en faire de hardis monochromes à la conquête de l‘espace, elles recomposent l‘espace, ce qui est le contrat même de la sculpture.

Dans ce monde de la plasticité pure, point de stéréotype mais l’évidence des choses bien “ calées ”, c’est à dire qui s’imposent et s’installent dans la mémoire de qui les regarde. Les formes se répondent, se contrefont et depuis peu s’essaient aux couleurs franches pour interpeller le soleil en extérieur, mais n‘affleurent que dans le code d‘un ancrage, tige ou modulation/ondulationavec au mieux, deux trous récurrents qui vous absorbent plus qu‘ils ne vous regardent. Point de provocation pour une liberté qui pose notre humanité dans l’insoutenable légèreté de l’être. Il y a un esprit, un rythme Desloubières ; et comme chacun sait, le rythme est ce moment où la pensée ne sait plus quoi dire, ce qui ne veut pas dire qu‘il n‘y ait rien à en dire ni que la chose ne puisse s‘analyser. De prime abord, dira-t-on, ces œuvres s’exposent sans peine et sans façon dans les rues, à l’atelier ou sur les places publiques ou dans des univers plus raffinés. Elles ne réclament qu‘un regard et vous font dialoguer chaque matin avec de nouveaux possibles. L‘humeur du temps s‘en colore de leur force lyrique.

Ces pièces, même monumentales, inventent le mouvement. Une touche, une inclinaison les engage dans un ralenti cinématographique. Leur secret, une majestueuse lenteur tient au dialogue du matériau noble, quelle qu‘en soit l‘échelle, en tension avec un rigoureux travail d’évacuation de la matière pour modeler le vide, un vide constitutif qui fait respirer l‘espace. Le vides‘en trouve façonné de main d’artiste, enserré dansla tôle soudée, car ces pièces ne sont que rarement fondues, mais il est également le vide interstitiel montré,celui que désignent les duplications des Germinations. Il exalte également le sérieux des Entre nous et ces figures ne font pas que nous toucher,ce qui serait réducteur, elles nous atteignent.

Car atteindre, c‘est atteindre un but, avec préméditation, mais dans atteindre, il y a de l‘envoi, qui est flèche propre à faire vaciller notre monde, dans l‘instant, comme dans un envol, et donc au vol mais aussi à la dérobée. L‘envoi est aussi celui de la note juste et de sa réception pensée comme jouissance esthétique. Il en ressort un dialogue policé qui restitue le monde à la plasticité pure car le métal, toujours contraignant, lisse et résistant fait événement, il donne toute son ampleur aux fluidités dessinées hors toute brutale ventilation.

La souplesse des formes refuse ici tout autoritarisme et permet simplement de dilater votre propre espace /temps. Loin des scories du monde, la forme qui en appelle à l’air éduque à l’aléa pour établir la coprésence de l’oeuvre et de l‘homme, vous, moi, tout autre, sans succomber aux sirènes de quelque réenchantement.

Un style, dira-t-on, oui, mais sans idée de série au sens de déclinaison obligée quand se succèdent des enchaînements. Le ton reste léger parce qu’un sens ludique masque la rigueur qui permet d’éviter les pièges de la parodie sans invention. Expliquons donc un peu ce qui se produit, ce qui s’est fabriqué dans l’atelier et qui donne aujourd’hui l’impression qu’il y a là un travail apaisé et roboratif, sûr de lui et capable de se continuer parce que sûr d‘avoir évacué toute ambiguïté réaliste ou citationnelle. C’est allégée et forgée de multiples refus que cette oeuvre fait la nique à qui voudrait parler de quelque remake du Arp des années 1930. Pas davantage de sollicitations florales si ce n’est animalière – pour qui serait familier des simples protozoaires et des microorganismes - et tant pis si le refus de tout effet citation rencontre, hasard objectif, certains motifs picturaux des Kandinsky de 1946-1947, sont proches, car rien n‘est jamais indemne de tout précédent. Reste que la forme, cette forme est une forme, un point c’est tout, et le savoir de cette forme est précisément d’avoir rompu avec toute illusion référentielle.

Ce monde s’est visiblement défait du trop plein de choses que Philippe Desloubières avait d’abord collectées car il a d‘abord accumulé, baroquement monté, affiché, composé, collectant des pierres et des cailloux, assemblant des briques, des meubles et des bois. Il en avait tout combiné par collusion, emboîtement, collages, insertions puis, prenant un premier envol, édifié d‘alertes colonnes, puis, mis en équilibre de quasi mobiles, très épurés, faits de fils et de boules qu‘il engageait dans des jeux de bascule. De grandioses installations donnaient à voir les angoisse du temps et stabilisaient ces choses qui peuvent se condenser. Au fil de l’aventure de l’inclusion, les formes se sont phagocytée puis résorbées ; la pensée a inventé la dynamique classique du a menos, toujours moins pour incorporer toujours plus de dimensions qui réorganiseront tout mouvement de son intérieur, dans une logique du souffle qui est respiration avant que d‘accéder à ce sur quoi butent la forme et le mouvement.
L‘épuration du matériau noble synthétise plusieurs niveaux de rupture, tant du côté des pistes délaissées que du renoncement à l‘excès pour la plus grande gloire de la ligne. Ce cheminement personnel se nourrit donc de l‘absorption d‘apports antérieurs et du deuil des manières précédentes. Les tentations d‘abstraction figurative et le choix de gommages d‘héritage se sont peaufinés au sein d‘un long trajet solitaire qui n’est pas réellement celui d’un autodidacte.
Ainsi se conquiert l’autonomie car la culture maîtrisée ne se gagne que de cette longue patience, la tache infinie de tous les apprentissages.

La maturité ne se forge pas parce qu‘un petit matin l’artiste s‘est réveillé poète. Quand on voit ses formes apaisées, ces “ figures ” baptisées Germination ou Entre nous, ces dernières surtout qui vous regardent - car on ne saurait autrement penser ces formes qui s’imposent après s’être imposées à l’artiste - le dialogue devient pur émoi entre un projet et une figurabilité, l‘imagé de l‘idée au départ de tout projet et la jonction de deux plaques plus ou moins épaisses. Là se conjugue deux esquisses elles-mêmes préparées et galbées d‘un subreptice mouvement, sans minimalisme, mais plutôt un vrai travail du négatif, même au sens philosophique de l’expression, quitte à en effacer toute ostentation de tragique.

Et c‘est alors que ce monde sans allusion reste nécessairement le vôtre puisque tout ce qui était anecdote en a été préalablement maîtrisé. A chaque jour donc son combat pour ces Entre nous qui colloquent en nous, à bas bruit, et vous obligent à fournir votre propre univers référentiel devant des oeuvres qui ont l’élégance de ne pas imposer le leur.

Maïté Bouyssy, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne,le 11.01.2008

 

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