Quelque chose qui est là, debout, se tient par soi-même, solitude affirmée, nous fait face et nous regarde. Cette chose est en métal, en acier, et malgré les apparences, elle nous donne l’impression d’être vivante, vivante d’une vie particulière, comme un songe est vivant au moment où il s’empare de nous. La seule différence, c’est que les sculptures de Philippe Desloubières persistent plus longtemps qu’un songe dans nos cerveaux assaillis d’informations variables. Car elles durent en nous comme durent le ciel et la terre et elles dureront aussi longtemps que les hommes, car elles se tiennent debout, toutes seules, comme des colonnes solitaires rassemblées pour l’oracle devant la porte de l’énigme.
Soudain voilà qu’on nous regarde. L’œil est vivant ou plutôt le trou, car c’est un trou qui nous regarde, et parfois deux, écho d’une plénitude oubliée encastrée dans les replis de la matière, dans les arcanes du ventre, ventre de l’homme, ventre de la mère, ventre de la terre, ventre du ciel aussi bien. Le ventre, c’est le lieu dans lequel on enferme un œuf et duquel on va chercher à comprendre comment il va sortir. Le ventre c’est le lieu où se lèvent les forces de la nature, de la vie, c’est le monde secret des commencements et des métamorphoses. Après, on s’aperçoit d’une chose, l’oeuf et le trou, le plein et le vide, sont liés comme une figure et son double, comme le corps et l’esprit, comme la forme et l’ombre qu’elle projette sur le non lieu du ciel entre lune et soleil.
Ces sculptures font naître dans nos esprits une géographie singulière, comme si, devant les formes, on se mettait à rêver un monde qui les englobe, un monde proche, intimement proche. Cela vient sans doute de ceci que Philippe Desloubières ne crée que par l’autre, pour l’autre, en fonction de l’autre. Il faudrait même dire qu’il pense par l’autre, et cet autre, qui habite en lui, est à la fois la source des transformations de son œuvre et la source de sa véritable singularité.
L’autre, pourtant ça n’existe pas en tant que tel et c’est sans doute là le plus gros problème. L’autre, en fait, on l’invente, ou plutôt on le projette, un peu partout, sur tout ce qui nous entoure. Philippe Desloubières le sait, lui qui par des gestes rapides de la main lui donne vie et forme sur le papier avant de le faire exister dans la matière. Les formes qu’il crée sont hantées par cet autre qui, d’une certaine manière, est celui qui les porte à l’existence. Cet autre a un nom, il se nomme le double. En effet, devenues sculptures, ces formes, on les voit vivre avec leur autre. Pour être plus précis, il faudrait dire en fait qu’elles sont doubles. S’il y a un secret qui vibre dans ces œuvres, comme tous les secrets, il est ce qu’il y a de plus exposé, de plus offert au regard, ce qui ne veut pas dire de plus visible d’ailleurs, et ce secret c’est que ces sculptures vivent avec le rêve du double en elles.
Pourtant ce n’est pas si simple. Le double n’est ni copie, ni imitation, ni répétition. Le double est un autre qui tremble de se savoir semblable. Le double est en fait le nom le plus ancien de la question, de toute question. On les connaît les questions. On peut en rire, mais elles ne changent pas vraiment. Qui suis-je ?, D’où viens-je ?, Où vais-je ? Le reste est une affaire d’orientation. Et une sculpture, c’est bien à cela que ça sert, à s’orienter dans l’espace, mais à cause d’une chose très particulière. En effet, l’espace n’existe pas avant que n’existe la sculpture, avant qu’elle ne se lève et se tienne là devant nous. En fait, il faut le dire ainsi, c’est la sculpture qui invente l’espace en même temps qu’elle naît. L’espace est donc le double de la sculpture. Mais l’espace, comme double, n’est pas visible en tant que tel. Les sculptures de Philippe Desloubières ont toutes cette particularité de faire exister l’espace comme leur double parce qu’elles vivent toutes avec un double.
Il y a quelques années, les doubles prenaient la forme de deux face d’un bloc dans lequel pouvait se trouver un œuf ou un trou, ces origines indécises du double. Ce furent ensuite des feuilles qui se séparaient ou se rejoignaient, laissant passer entre elles l’ombre d’un souffle et le souvenir des catastrophes qu’on évite. Ce furent des lignes tendues entre ciel et terre et qui portaient des grappes de tout et de rien. Ce furent des masses fendues par des lames improbables et qui sous cette attaque devenaient sous nos yeux, littéralement des doubles. Ce furent enfin des nuages ou des arbres ou des têtes, ces formes absolues du rêve. Elles aussi ont un double, mais il se trouve maintenant projeté au sol ou sur le mur. Projection sur le non-lieu du vide ayant une consistance improbable, ce nouveau double c’est leur ombre.
En fait, les sculptures de Philippe Desloubières nous mettent face à un problème qui nous dépasse parce qu’il nous englobe, mais pour une fois, nous le voyons en quelque sorte exposé là sous nos yeux. Ce problème est difficile. C’est celui de l’identité dans ce qu’elle touche de plus profond en nous. Ce problème, c’est d’arriver à dire aussi, que cela n’existe pas l’identité, mais que pourtant on ne peut pas, en l’état actuel des choses, s’en passer. Le problème, c’est en fait celui de l’articulation entre les deux faces du monde qui sont comme le double l’une de l’autre. La première c’est l’ambivalence. Être ambivalent c’est pouvoir dire, je suis ceci et cela, homme et poisson, arbre et tête. La seconde c’est l’ambiguïté. C’est pouvoir dire, je ne suis ni ceci ni cela, ni homme ni femme, ni animal ni végétal, ni matière ni esprit. Et pourtant, on pourrait plus ou moins inverser les propositions, mais entre l’une et l’autre, il y a bien une infime et intime différence. C’est pourquoi on peut dire que l’une est le double de l’autre, car on ne peut penser l’une sans l’autre tant elles se ressemblent, même si on ne peut pas les confondre, ni penser l’une sans penser l’autre. Voilà ce dont nous parlent les sculptures de Philippe Desloubières, de cette impossibilité de trancher la question de l’identité. Pas seulement qui je suis ? mais ce que je suis ? Pour voir cela, il faut bien les regarder. Bien, cela veut dire sous tous les angles et en particulier sous l’angle qui n’en est pas un. Exemple. Devant vous, une forme qui ressemble à une tête ou un arbre ou un poisson, avec un oeil ou deux. On tourne autour et de l’autre côté, c’est la même forme qui apparaît. On pourrait croire que le double, c’est juste l’envers, la ressemblance manifeste. Erreur. En passant, on aurait pu aussi s’arrêter et regarder, ni un côté ni l’autre, mais sur la tranche. On ne le fait pas parce que l’on pense que là, la forme s’efface et disparaît, que là, il n’y a pas deux formes mais aucune. Et pourtant, là, c’est-à-dire vu sous cet angle-là, ça devient autre chose, autrement, non pas une autre forme mais une autre entité. Le secret des sculptures de Philippe Desloubières est là, pas seulement dans les incarnations du mystère, dans les œufs qui se cachent parfois dans la forme ou dans les nombrils secrets qui trouent et engendrent la pierre en silence, mais dans cette capacité à abriter en elles-mêmes un devenir radicalement autre, à passer du statut d’objet dans l’espace à celui de hache sans âge qui taille le néant et qui, le taillant, le divise pour le faire advenir comme espace.
Vue sous cet angle, la sculpture, de forme devient totem. Elle entre dans une sorte de présent absolument étrange, absolument autre. On le comprend, c’est le double qui accouche de son autre, de cet autre qui nous fait peur, toujours. C’est même ça la question de l’autre, celle de la peur et de la fascination et de la peur que la fascination fait monter en nous comme une source intarissable de force et de vie. Ces sculptures, elles ne sont donc pas ce qu’elles font croire qu’elles sont, elles ne sont pas des objets dans l’espace, mais elles engendrent l’espace. Elles sont de pures puissances d’altérité. Elles sont les incarnations de ce qui en nous est abandonné par la conscience dès lors qu’elle se prend pour la reine de l’univers. Elles sont des êtres d’avant le temps des séparations, d’avant le temps des genres, d’avant le temps des identités. Elles sont du temps des formes qui vivent dans l’au-delà de nos mémoires, dans l’au-delà du temps des hommes et qui semblent toujours pouvoir nous parler et qui nous parlent encore. En tout cas elles le font dans les sculptures de Philippe Desloubières. On croyait ces dieux morts et ils vivent là, cachés et exposés, cachés parce qu’exposés, présents et absents en même temps parce que présents sous des formes différentes dans la même forme. Si ces dieux continuent de nous parler, mais pour cela il faut que nous remarquions leur présence, c’est parce qu’ils tranchent dans le volume abstrait de nos certitudes et qu’ils ouvrent en nous la porte des arrière mondes, là où tous, nous avons notre demeure secrète. Ces sculptures en sont éternellement et les gardiens et les passeurs et nous, éternellement ceux qui passent auprès d’elles et restent sur le seuil à les contempler et à tenter de comprendre les messages qui nous parviennent de l’autre côté de la porte et qu’elles traduisent pour nous.